J’avais poussé l’audace jusqu’à frôler le Matériau de ma paume, puis le toucher légèrement de l’index droit. Le contact était tiède, organique, avec de légères pulsations comme celles d’un cœur lointain.
On les entendait même, ces pulsations ; le son s’amplifiait peu à peu, je l’avais d’abord attribué au battement du sang dans mes tempes… Soudain je me pétrifiai, tous mes sens en alerte : c’étaient des pas d’être humain qui résonnaient sous la Voûte.
Je me dissimulai lentement derrière le Pilier. La démarche était souple, presque glissante. On eût dit des pas de danseuse, quoique d’une danseuse un peu fatiguée. Bientôt une ombre apparut, se dirigeant vers la porte d’entrée de la Cathédrale. L’individu était de taille moyenne et se tenait légèrement courbé vers l’avant, comme s’il avait du mal à supporter son propre poids. J’attendis un peu, puis me risquai à entrer à mon tour dans l’édifice. Il s’était posté en plein milieu de la nef et regardait vers le chœur. Je me glissai le long du collatéral gauche jusqu’à atteindre sa hauteur puis me dissimulai derrière la colonne qui se trouvait à proximité. Un petit engin clignotait faiblement sur sa poitrine, au niveau du cœur. Il resta ainsi quelques minutes puis soupira et s’apprêta à repartir. Lorsqu’il se retourna, je laissai échapper une exclamation de surprise :
– Paul !
Le son de ma propre voix, quoique rauque et faible, me glaça. J’avais parlé avant même que l’information achève de faire son chemin dans mon cerveau.
Le coréen dirigea lentement son regard vers moi, le visage empreint d’une curiosité littéralement indescriptible. Emacié, son teint asiatique apparaissait, sous la lueur des lieux, d’un blanc verdâtre. Il finit par esquisser un sourire - narquois ou désabusé, c’était difficile à dire, sur ce visage transformé de manière à la fois délicate et radicale. Rien n’avait changé, et pourtant, tout semblait avoir changé, dans cet ensemble désormais subtilement inhumain. Peut-être cette manière de voir sans voir, ou l’absence totale de capillosité. Je notai également ces deux petites excroissances de chaque côté du crâne, comme des embryons de cornes. Les oreilles semblaient plus fines aussi, comme deux petites feuilles d’arbuste.
– Lui-même… À qui ai-je l’honneur…?
Il laissait traîner sa voix comme par paresse. Elle était plus faible encore que la mienne.
– Vince. J’étais dans la classe d’Adrien.
Il me regarda avec plus d’attention. Du moins, il me sembla qu’il essayait. C’était extrêmement curieux, d’observer ces yeux vagues tenter de se focaliser.
– Tu as réussi à échapper à la Conversion ?
Je le dévisageai à mon tour, hésitant entre enthousiasme et méfiance. Il dut lire cette indécision dans mon regard et sourit plus franchement. Puis il entreprit de m’expliquer, lentement, utilisant à regret ses muscles faciaux.
– Tu n’as pas de crainte à avoir… Je ne suis pas descendu ici pour traquer les réfractaires… En fait, je n’avais même pas pensé qu’il pouvait y en avoir… qui aient survécu… Je voulais juste vérifier pour la Cathédrale… Mais je ne peux pas rester très longtemps… Ma pile… (il fit un geste vers le petit boitier clignotant) n’est pas encore complètement au point…
Face à l’incompréhension qui devait marquer mes traits, il poursuivit :
– Nous « fonctionnons » à l’énergie solaire, désormais… Oui, ricana-t-il légèrement, c’est difficile à concevoir…
Je réfléchissais à toute allure. Paul avait étudié le nouveau Réseau, et avait même probablement eu le temps de commencer à travailler dessus suite à son embauche forcée ; il paraissait logique qu’il ait réussi à le hacker… Pourquoi, au fait, si le projet avait été si proche de son terme, l’avoir contraint à œuvrer pour le groupe ? Il avait dû se passer quelque chose… Paul était-il responsable d’un déclenchement prématuré du processus ? Et si oui, fallait-il en tirer un quelconque espoir pour la suite ? À moins qu’il ait choisi de collaborer. Son histoire de pile n’était pas forcément crédible. Où aurait-il trouvé le matériel ? Était-il possible qu’il se soit préparé en amont ? Trop d’informations précieuses étaient passées sous mon radar. Une chose qu’il venait de dire m’interpella soudain.
– Vérifier quoi, pour la Cathédrale ?
Paul me contempla un temps. Je lui barrais le passage. Il soupira.
– J’ai modifié le code pour que le Matériau l’entoure plutôt qu’il ne la dissolve… Je ne pouvais malheureusement pas préserver la flèche, elle aurait dépassé de la surface… Je t’ai donc probablement sauvé la vie…
Je m’écartai en silence et fit mine de le raccompagner à l’extérieur.
– Je préférerais que tu restes ici… Si ça ne te dérange pas.
Je m’arrêtai. Il n’avait pas vraiment de moyens de m’empêcher de le suivre, or je souhaitais savoir par où et par quel biais il avait pu descendre.
– Si tu tiens à ta survie, tu as tout intérêt à coopérer avec moi… Ta façon de réagir aux quelques informations que j’ai pu te délivrer m’incite à penser que tu as probablement, toi aussi, des choses intéressantes à me dire.
Il sortit lentement son Heckler & Koch de la sacoche qu’il portait en bandoulière. Il avait parlé à un rythme tout à fait normal ; je me demandais en quelle mesure il avait feint auparavant sa faiblesse.
– Ça n’a pas l’air de te surprendre beaucoup non plus, ça.
Je restai impassible. Il me fixa de son regard vague, comme s’il regardait derrière ma tête.
– Bref. J’ai aussi des détecteurs radar et infrarouge : je t’avais repéré tout à l’heure bien avant que tu ne m’entendes. Alors n’essaie pas de jouer au plus malin et reste dans le périmètre de la Cathédrale le temps que je remonte.
Je connaissais suffisamment Paul pour décider qu’il ne bluffait probablement pas.
– Il faut que j’attende combien de temps avant de pouvoir ressortir ?
Il consulta sa pile.
– Donne-moi trente minutes.
Il fit une petite pause, puis reprit, comme à contrecœur.
– Tu pourras te balader aussi en journée, désormais. La voûte est a priori complètement étanche à la lumière naturelle.
Je le regardai s’éloigner avec un enthousiasme mâtiné d’appréhension. Ses capacités de résistance physique restaient définitivement à préciser. Quant à ses connaissances du nouveau Réseau, elles constituaient à la fois un angle mort dangereux et un atout extrêmement précieux.
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