Une IA sans corps est-elle possible ?

Quand la science-fiction parle d'êtres numériques, elle a tendance à les imaginer avant tout comme des cerveaux simulés. Elle se repose en cela sur le postulat que, si un programme peut réaliser parfaitement la fonction d'un cerveau, vue comme un processus qui à partir d'entrées produit des sorties, alors ce programme n'est pas distinguable d'une sorte d'humain sans corps.

Mais on voit vite à quel point cette définition est vague. (Et influencée par le dualisme pensée-matière occidental ?) Car qu’est-ce qu’un humain sans corps ? Il faut bien que cet humain ait une capacité de recevoir les stimulations du monde et d’agir, pour prétendre être quoi que ce soit. Qui plus est, si l’on voit le cerveau comme réalisant des sorties à partir d’entrées, ces entrées sont des faits du corps — transmises par les nerfs, qui sont eux-mêmes des neurones — et les sorties aussi. Dans la plupart des récits, les IA sont imaginées avec au moins une partie des sens selon la liste d’Aristote, comme l’ouïe, voire la vue, le problème de l’interface avec le cerveau étant supposé résolu. Mais qu’est-ce qu’un humain qui ne peut sentir le poids de ses bras, de ses jambes et la position de son dos ? Comment peut-il ressentir la peur, sinon comme un nœud dans ses entrailles ? Comment ressentirait-il la joie sensuelle donnée par une musique ou la chaleur d’une amitié, lui qui n’a pas de veines pour convoyer les hormones qui nous font nous sentir légers, ni d’organes pour les recevoir ?



Qu’on s’entende bien, je ne suis pas en train de défendre la thèse naïve selon laquelle un être vivant simulé par un programme ne peut ressentir d’émotions. Je dis en revanche que pour les ressentir, le programme devra simuler avec une grande fidélité tout ce qui définit ces émotions : le système lymphatique et les organes qu’il alimente, ainsi que le système nerveux qui relie ces organes au cerveau. (Des recherches récentes suggèrent qu’on a des neurones dans les intestins.) Faute de quoi, notre entité numérique sera un humain privé de la plupart de ses sens, et même privé d’émotions. Un humain donc incapable de contacts sociaux, un sociopathe. De façon intéressante, c’est un trait assez classique des IA dans la science-fiction populaire (on pense irrésistiblement au ton monocorde de GladOS dans Portal).



Si simuler tous les processus physiques en lutte qui constitue un être vivant est trop coûteux, on peut bien sûr imaginer de tricher en simplifiant, en stylisant des processus qu’on jugera moins essentiels. De toutes les écrivaines et écrivains de SF, le génial Greg Egan ne s’y est pas trompé : dans La cité des permutants, le corps des Copies est « modélisé jusqu’au niveau subcellulaire ». Mais diverses tricheries ont lieu pour économiser du temps de calcul, par exemple quand il s’agit d’ingérer de la nourriture.



Mais dans la réalité, chaque partie de corps dont la fonction sera simplifiée sera une expérience possible dont notre humain numérique sera privé. Quels processus peut-on simplifier sans perdre le plaisir d’un repas, ou le plaisir de la musique ?



Ainsi, en poussant l’expérience de pensée sur les entités numériques, on voit à quel point sont pertinentes les philosophies de Spinoza, puis de Nietzsche, qui affirment la centralité du corps dans notre expérience consciente, jusque dans nos émotions et notre faculté de penser. En fait, on trouve déjà chez Spinoza l’idée que la Raison n’est qu’un affect parmi d’autres, donc un processus émotionnel et corporel.



La question du corps se posera nécessairement à quiconque s’attaquera à l’immense entreprise de rendre possible des êtres vivants numériques.




Trucs cools à lire



Greg Egan est pour moi l’auteur qui a fait les histoires les plus profondes, les plus plausibles et les plus belles sur le thème des êtres numériques. Ma petite sélection:


  • En apprenant à être moi (nouvelle, 1990), dans Axiomatique, le Bélial’ & Quarante-Deux, 2006. Court et ramassé mais une claque géniale !

  • La cité des permutants, Robert Laffont/Ailleurs et Demain, 1996. Un de ses premiers romans, il a quelques défauts mais aussi énormément de qualités et une histoire fascinante…

  • Gardes-frontières (nouvelle), dans Océanique, le Bélial’ & Quarante-Deux, 2009.

  • À dos de crocodile (nouvelle, dans le même univers que la précédente), le Bélial’, 2021. Sans doute ma préférée de toutes les nouvelles d’Egan.

  • Diaspora, le Bélial’, 2019. Plus exigeant que les précédents, on est plongé directement dans le bain et il faut accepter de se familiariser peu à peu avec des êtres très différents de nous.

  • Quasiment l’entièreté du recueil de nouvelles Instantiation (pas encore édité en français), Smashwords, 2020.


Et plus généralement, même hors du thème des entités numériques, Greg Egan est de loin mon auteur de SF préféré !



Voir aussi :


  • Ted Chiang, The Lifecycle of Software Objects, Subterranean Press, 2010.

Édit. 6 mois plus tard : Je suis en train de lire La justice de l’ancillaire (et les deux romans qui font suite) d’Ann Leckie et je suis obligé de le mentionner ici tant c’est pertinent sur la question du corps et des IA. C’est un sujet central du roman et ça va totalement contre les IA désincarnées qu’on peut voir partout ailleurs. C’est très bien traité et passionnant ! J’ai publié un commentaire du livre sur Bookwyrm si vous voulez avoir encore plus envie de le lire.